Hey, tu viens au Brando’ ce soir ? Coop et l’grand sont d’la partie.

L’intrus avait ouvert grand la porte de son bureau, sans toquer. Evidemment. Bobby ne toquait jamais. Levia était certaine qu’il le faisait exprès, surtout depuis qu’elle lui avait passé une soufflante en lui expliquant clairement qu’elle avait horreur de ça. Son regard noir ne décourageait donc pas le moins du monde son collègue, qui avait bien compris depuis le temps que pour apprécier la brunette, il fallait simplement faire avec ses jours avec et ses jours sans.

Aujourd’hui était un jour sans.

Heureusement pour lui, Bobby n’en était pas la cause, et avait juste reçu un NON sec et appuyé qui l’avait fait filer fissa.

L’un des responsables de l’humeur exécrable de Levia, c’était en fait son supérieur. Il venait régulièrement dans son bureau - sans toquer -, lançait un regard inquisiteur à l’agent spécial, et repartait sans dire un mot. Le manège avait duré toute la matinée, puis toute l’après-midi après la pause déjeuner. Oh, elle savait parfaitement ce qu’il faisait. Les techniciens informatiques de l’agence avait bloqué le Darwin Game sur leur serveur, mais lui craignait probablement qu’elle n’utilise son portable, ou qu’elle trouve un tout autre moyen pour se connecter.

Bref, Levia avait l’impression d’être une ado qui devait patiemment attendre que son paternel s’éclipse pour aller en griller une. Ridicule.

Et puis, l’autre responsable, c’était Iago. C’était souvent Iago en ce moment.

C’est précisément pour lui d’ailleurs qu’elle n’allait pas au Brando's Speakeasy boire un verre avec ses collègues ce soir. Au lieu de ça, elle filait jusqu’à North Side, dans l’appartement de son frère qu’elle gardait depuis son incarcération. Un périple plus long d’une demi-heure que lorsqu’elle créchait dans son propre appartement à Loop.

Et si elle était particulièrement pressée de rentrer aujourd’hui, c’est parce qu’un message inhabituel s’était affiché sur son portable aux alentours de quinze heures. Un message en hébreux. Sans lire, elle savait d’ores et déjà de qui il provenait.

"Je suis en vie", qu’il avait d’abord écrit. Levia en était déjà convaincu, mais son soulagement n’avait rien d’équivoque. Son frère annonçait ensuite qu’il passerait à l’appartement ce soir, et à ces quelques mots, elle avait immédiatement jeter un regard incisif autour d’elle: Iago était peut-être sous couverture, mais il était aussi et surtout un fugitif. Aussi avait-elle passé l'entièreté du trajet à regarder derrière elle, avec la discrétion toute particulière de l'agent expérimentée qu'elle était. Vérifier que l'on ne soit pas suivi, oui, mais avec professionnalisme s'il vous plaît.

Levia quitta la station de métro et, pas plus de quelques pas plus tard, elle se trouvait au pied de l’immeuble. Ses clefs finirent par trouver leur chemin jusqu’à la serrure, malgré son geste nerveux et imprécis, et les escaliers furent avalés en de longues et rapides enjambés. A la porte verrouillée qui se présenta ensuite à elle, la brune supposa que Iago n’était pas encore là, ce qu’un rapide tour des lieux lui confirma.

Rapide coup d’oeil sur l’horloge: l’heure n’était pas encore trop avancée ; derrière les hauts gratte-ciels du centre, le soleil entamait seulement sa descente. Iago ne tarderait pas, mais l’impatience envahissait déjà chaque fibre de son corps. Levia la fit taire d’une bouffée de nicotine, accoudée à l’une des fenêtres de la pièce.

Sans doute la quinzième ou seizième fois qu’elle recommençait à fumer.

Elle n’avait pas sourcillé en entendant le bruit de la clé dans la serrure.

Ne pas se jeter dans les bras de son frère avait requis un effort plus important que Levia ne l’avait pensé. La difficulté montait crescendo alors que, depuis le balcon, elle voyait sa silhouette s’approcher: d’abord dissimulée par l’ombre, elle se révélait davantage à mesure qu’elle se rapprochait de la lumière extérieure.

Sa mine patibulaire parlait pour lui: si ses vêtements dissimulaient bien sûr une grande partie de son corps, celles qui en étaient visibles trahissaient pourtant son état général. Iago avait souffert. Des types qu’elle n’avait pas besoin de connaître pour les haïr avaient osé poser leur mains dégoutantes sur lui. La brune serra les dents à cette simple idée.

La clope c’est comme les gangs, un éternel recommencement, marmonna-t-elle.

Une comparaison qui levait déjà le voile sur une partie de ses pensées. Le travail de son frère était fini, mais pas le sien ; elle entendait bien lui faire comprendre. Seulement, son esprit était bien trop occupé à lutter contre elle-même, et la volute de fumée qui s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle récupéra la clope ne l’aidait même pas à faire descendre la pression.

Fait chier.

Alors, elle céda. Ses mains se libérèrent et ses bras s’enroulèrent autour de son frère, dans une douceur nécessaire - car elle ignorait l’étendue de ses blessures -, tout à fait opposé à cet air dur et impassible qu’elle s’était efforcée de maintenir jusque maintenant. Une vague d’apaisement l’envahit, sitôt suivie d’une réplique qui apportait avec elle la culpabilité. Oui, Levia s’en voulu d’avoir craqué. Elle desserra son étreinte et tourna les talons, fuyant délibérément le regard rivé sur elle.

La brune prit ensuite une longue inspiration, s’efforçant de reprendre un ton neutre. Retour à un sujet plus impersonnel:

T’as tué la tête pensante, mais tu sais comment ça fonctionne. Ce genre de gang ça disparaît pas comme ça, le reste de la troupe va se battre pour récupérer les miettes de pain et on en finit jamais.

Sa voix avait légèrement déraillé, mais elle avait repris suffisamment de contenance et faisait de nouveau face à son frère. Il le fallait, car elle était certaine que ce qui allait suivre n’allait pas lui plaire.

T’es un bon flic. Ils peuvent pas t’inculper pour avoir fait ton devoir.

Levia leur avait savamment bourrer le crâne pour leur faire comprendre. Par leur, elle parlait bien entendu de ses supérieurs, mais aussi de ceux de Iago, qui avaient appris à redouter les visites de l’agent de la DEA. Voir débarquer les fédéraux, c’était jamais une bonne nouvelle.

T’as fait ta part du devoir, mais l’fait est qu’y’aura toujours d’autres Abraham Carpenter, comme y’aura toujours des Calabrese et des flics comme nous pour les traquer.

Elle en arriva finalement là où elle voulait en venir, annonçant de but en blanc:

C’est mon tour maintenant. Hors de question que tu nous reviennes entre quatre planches.

Ecrasant le mégot dans le cendrier, elle le tira par le poignet sans lui laisser le loisir de répondre, le menant tout droit vers sa chambre. Droit vers ce fameux mur où Iago avait inscrit ce qu’elle avait supposé être un code honneur, une suite de mots dans laquelle elle avait entraperçu l’héritage de leur père. Juste à côté, elle avait scotché au mur une longue série de post-it agrémentés de photos, parfois même quelques bouts de carte où l’on pouvait reconnaître certains secteurs connus de Chicago. Un visage dominait largement les autres: derrière la croix rouge qui le dissimulait, on devinait pourtant un portrait du chef des Calabrese. L’agent spéciale retraçait avec soin la hiérarchie du clan. Un travail d’investigation qu’elle menait depuis l’incarcération de son frère.

Levia avait toujours eu l’impression que leur vengeance était unilatéral ; que Iago faisait cavalier seul. La brune se refusait de l’admettre, mais elle lui en voulait pour ça. C’était d’autant plus absurde qu’elle s’apprêtait maintenant à faire exactement la même chose.