Le soleil n'est toujours pas levé lorsqu'il sort de la Pieuvre Mélomane, le quartier général des ESHU. Ils sont peu nombreux dans la salle commune, et encore plus rares sont ceux qui prennent la tête de relever la tête sur son passage. Certains, même, doivent ignorer qui il est, tant la discrétion est un atout indispensable à son métier. Chef des espions, il passe le plus clair de son temps dans son bureau, à rédiger rapports et compte-rendus pour le compte de ses patronnes. Un job ingrat, qu'il n'aime pas particulièrement, mais qui lui donne en échange des avantages dont il ne pourrait aujourd'hui plus se passer. Haut placé dans la hiérarchie de l'équipe, il ne doit rendre des comptes qu'à Harley Quinn et Némésis, ses leaders, et John Doe, leur bras droit. Personne d'autre n'a voix au chapitre sur ses agissements, personne d'autre n'a ne serait-ce que le droit de poser un œil sur les nombreux papiers qu'il remplit, sur le contenu des missions qu'il assigne à ses espions, sur les détails de son implication au sein de l'équipe. Pour nombre d'entre eux – les simples soldats – il n'est rien de plus qu'une ombre, qu'ils voient aller et revenir de temps en temps, sans jamais leur adresser un mot. Sa voix reste inconnue pour eux, son visage méconnaissable. Caché dans l'ombre au beau milieu de la lumière, il se plaît de cette vie que peu pourraient supporter. Une conséquence de sa formation au sein de l'agence américaine, du secret qui entoure chaque parcelle de sa vie. Il se refuse à se mêler aux autres pour préserver ses secrets, les autres se refusent à lui pour éviter l'océan de mensonges qu'il est capable de libérer. Tout, de son nom à son âge, en passant par sa profession ou localisation, n'est rien de plus qu'un tissu de mensonges qu'il distille à qui veut l'entendre. Que lui arriverait-il, s'ils savaient ? S'ils savaient qu'il était un agent gouvernemental, qu'il jouait sous une fausse identité, qu'il avait participé à de nombreuses missions sous couvert d'anonymat. Sans doute les victimes de ses mensonges jouent-elles au jeu. Sans doute cette femme qu'il a épousé dans le seul but d'accomplir sa mission est-elle sur le jeu. Il sait qu'il a des ennemis naturels dans ce jeu, en raison de son appartenance à une équipe. Inutile de rajouter ceux qu'il s'est fait dans la vie réelle, cet endroit où la vie unique existe encore, où la moindre erreur peut coûter un prix terrible et irréversible. Sa vie perdue est la marque lui rappelant à quel point vivre dans cet univers est dangereux, une menace constante planant sur ses épaules. Envoyer un message à une équipe adverse – même si temporairement alliée – est déjà un danger pour l'homme qui ne souhaite absolument pas voir ses liens avec des adversaires découverts.
Surtout lorsqu'il s'agit d'elle.

Adversaires dans le jeu, partenaires d'entraînement dans la réalité. Une GAIA et un ESHU. Son équipe responsable de la mort de dizaines d'ESHU, après avoir empoisonné la nourriture leur ayant été adressée. S'il sait qu'elle n'a rien à voir avec ça, sa méfiance naturelle l'a poussé à la retrouver dans le monde réel, après leur première rencontre et la fuite de la jeune femme. Adversaires, méfiants l'un envers l'autre, leur relation s'est petit à petit transformée. Jusqu'en faire des alliés ? Oui. Des amis ? Il ne le sait pas, et ne cherche pas vraiment à le savoir. La sensation d'incertitude, de danger permanent qu'impose le jeu aux joueurs fait qu'il n'accorde encore qu'une confiance toute relative envers la joueuse, tant son personnage a donné du fil à retordre à Týr. Pourtant, tous ces entraînements privés ont rendurci leur lien, fait d'eux des alliés potentiels à l'intérieur comme à l'extérieur du jeu. Seulement, cet accord tacite entre eux est mis à mal par les relations des équipes qui, même si étant alliées aujourd'hui, ne sont pas réellement chaudes. Un froid souffle entre les équipes – toutes les équipes – et le but du jeu reste dans un coin de la tête : éliminer tous les autres, avant d'être éliminé. Qu'importent les alliances forgées entre les leaders, le résultat reste le même ; un seul peut gagner. Tous les autres disparaîtront, laissant leur place à une équipe toute puissante, maîtresse de toutes les ressources, de toutes les armes, de tous les joueurs. ESHU dans l'âme, il a bien entendu l'ambition de faire de son équipe cette super-puissance sans partage, gardant pour elle tous les avantages offerts par le jeu. Mais cela voudrait dire éliminer Daredevil. Éliminer Quinn.
Le pourrait-il ?

« Ravi de te revoir. Bien, parlons boulot. »
L'élimination des CAHO. Ces brutes incapables de la moindre réflexion, ces idiots fonçant constamment dans le tas, trop idiots pour réfléchir à un quelconque plan d'action. Tout détruire, tout ravager, éliminer tout membre d'une équipe adverse. Ils n'ont que faire du jeu des alliances, des tactiques de guerre. Jusque-là, Amadeus n'avait jamais compris comment une telle équipe avait pu parvenir à convaincre les ESHU à accepter une alliance. Une erreur des leaders passés, enfin réparée par les nouvelles. Peut-être l'assassinat de leur ancienne cheftaine a finalement été une bonne chose pour l'équipe, qui peut dorénavant repartir sur de nouvelles bases bien plus saines qu'avant. Et cela commence par éliminer les rouges, les pires des crétins. Puis les ATOM. Et, enfin, les GAIA.

L'homme reste au milieu de la pièce, au moment où Daredevil ferme la porte du bunker. Un endroit discret, où peu de gens insistent lorsqu'ils voient la porte fermée. Un lieu usuellement réservé pour les galipettes de fin de soirée, pour évacuer une pression constante. Une idiotie selon l'ESHU, qui voit dans ces folies in-game une occasion de pouvoir tuer deux membres d'une même équipe. Le plaisir dans le jeu, un non-sens pour l'espion.

Quinn avait reçu un SMS du chef espion ESHU quelques heures auparavant, lui indiquant un lieu et une heure précise. Ses messages étaient souvent concis : il ne perdait pas de temps en palabres inutiles, que ce soit vocalement ou par texto. Bien que cela l’agace toujours un peu, elle s’était accommodée de ses silences, n’hésitant pas à les meubler elle-même ou à s’en servir pour tenter de déchiffrer ses traits toujours imperturbables. L’unique fois où elle avait pu se targuer de savoir ce qui se passait dans sa tête, c’était le soir de la fameuse erreur. Ils n’en avaient plus reparlé depuis, mettant sous silence ce bref exutoire mutuel, se convaincant que c’était mieux ainsi. Et en apparence, c’était assez pour que la jeune femme oublie ; sauf qu’il suffisait qu’elle se retrouve face à lui pour que lesdits souvenirs lui reviennent en pleine face. Non pas qu’elle éprouva brusquement une sorte d’affection tendre pour Amadeus, mais il s’était définitivement passé quelque chose ce soir-là et elle n’avait pas pour habitude d’être aussi proche de ses « one night stand. » Mais à cause de l’étrange alliance qui la liait au mauve mystérieux, elle n’avait pas d’autres choix que d’apprendre à composer avec ce secret que ni l’un, ni l’autre ne souhaitait ramener à la vie.

Lorsqu’elle poussa la lourde porte du bunker, à peine une heure plus tard, Quinn fut assaillie par les effluves de renfermé et de sang séché. Elle passa devant la réserve de l’endroit, plissant le nez pour se protéger de l’odeur ferreuse, puis continua jusqu’à atteindre la salle principale – d’ici le parfum de la mort était beaucoup moins perceptible. Amadeus l’accueillit sommairement, apparemment plus que prêt à se mettre à l’ordre du jour. Elle le considéra un instant, silencieuse, avant d’acquiescer et de se hisser sur la table à moitié délabrée pour le fixer de ses prunelles noires, ses jambes pendues dans le vide. La diablesse avait rabattu son capuchon sur ses épaules, mais son visage était encore barbouillé du sang noir d’Erysimum Tectorum. Son camouflage était inutile ici et elle ignorait combien de temps allait durer leur entrevue ; tirant un chiffon de sa poche, l’aspergeant d’eau tirée de sa gourde, elle se nettoya rapidement.

« Désolée. Les vieilles habitudes ont la vie dure. »

Elle ne l’était pas vraiment, désolée, néanmoins l’excuse sorti plus vite qu’elle ne l’avait voulu. Après tout, son camouflage lui avait sauvé la vie plus d’une fois. C’était également un bon moyen de s’assurer que les autres joueurs ne la reconnaîtraient pas IRL. Ceci dit, en ces lieux et en compagnie du violet, cela ne servait plus à grand-chose. Il était parvenu à la retrouver bien avant ça, inutile de dire qu’un peu de noir sur ses pommettes n’allait pas changer grand-chose pour lui. Croisant les jambes sur son pantalon-cargo et tapant du bout de ses bottes sur le sol, elle lui rendit son regard :

« Alors, pourquoi tu m’as fait venir jusqu’ici ? » Le bunker n’était pas l’endroit habituel pour leurs rendez-vous. A dire vrai, ils évitaient même généralement de se voir en jeu. « Je te manquais ? »

Malgré l’apparent sérieux du moment, sa pique la fit sourire. Un sourire mielleux et provocant. Pour autant, elle ne chercha pas à taquiner plus avant l’ESHU. D’une part, parce qu’elle hésitait à s’aventurer sur ce terrain à nouveau, et d’autre part… Parce que le Darwin’s Game lui avait joué un vilain tour la dernière fois qu’elle avait eu un Death Match avec Amadeus. Il avait remporté ce combat et, étrangement, le jeu avait infligé une peine supplémentaire à la perdante : en plus de sa vie, elle devait se plier aux exigences du gagnant. Du moment que les ordres ne mettaient pas en péril sa team ou sa vie, elle devrait obéir à ses moindres directives. L’obligation s’étendait, à la base, sur vingt-quatre heures IG, mais les multiples récidives d’une Quinn récalcitrante avaient étendu le petit plaisir de l’espion sur pratiquement deux semaines. Autant dire qu’à force, Daredevil avait courbé l’échine, de crainte de se retrouver au service de l’homme pendant plus d’un mois. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Et après tout, que pouvait-il exiger d’elle ? C’était d’Amadeus qu’il s’agissait. Il ne pouvait pas la forcer à divulguer quoi que ce soit sur son équipe, ni l’obliger à sauter de façon répétitive d’une falaise jusqu’à ce qu’elle se retrouve dépourvue de vies – de toute façon, ce n’était pas dans leurs intérêts mutuels de s’abaisser à ce genre d’amusement malsain. Il avait besoin d’elle. Et quelque part, elle avait besoin de lui aussi. Quinn souffla sur une mèche échappée de sa queue-de-cheval, la coinçant derrière son oreille d’un geste machinal.

« Au moins on ne risque pas d’être dérangés… »

Elle jeta un coup d’œil à la ronde, aux affaires éparses, au mobilier usé. Des chasseurs et des éclaireurs s’arrêtaient parfois ici lorsqu’ils n’avaient pas d’autre choix. Daredevil avait aussi entendu des rumeurs concernant le bunker, comme quoi certains couples le choisissaient pour des moments d’intimité. Mais étrangement, elle doutait que les raisons d’Amadeus soient aussi futiles et charnelles. De ce qu’elle savait de lui, il n’était pas déraisonnable à ce point.

Il reste immobile, assis sur son fauteuil, tandis que Quinn s'approche de la pièce centrale. Cette pièce n'a pas été choisie par hasard. Occupée durant la nuit par les chasseurs, ou en fin d'après-midi par les couples, l'endroit est généralement isolé au petit matin, les premiers nommés étant partis depuis peu. Un espace de tranquillité qui, malgré les odeurs laissés par les proies, reste le meilleur endroit pour discuter avec la membre d'une équipe rivale. Quand bien même sont-ils alliés aujourd'hui. Personne n'a suivi Amadeus, et il espère bien que Daredevil ait tout fait pour ne pas l'être non plus. Depuis le temps qu'ils se connaissent, elle sait comment il fonctionne. Elle sait qu'il est du genre à tout planifier, à tout contrôler. Echapper à ses consignes est une erreur qu'elle n'a jamais commise. Et l'homme d'espérer que tout ça continue de la même façon.

« Alors, pourquoi tu m'as fais venir jusqu'ici ? » La question mérite d'être posé. Jusque-là, jamais il ne l'avait invitée ici, entre les gibiers rapportés par les chasseurs et les divers accessoires ramenés par ceux qui adoptent le bunker pour abri le temps d'une soirée ou d'une nuit. Jamais, même, il n'avait prit la peine de lui lancer un rendez-vous ingame, bien trop préoccupé qu'il était à assurer ses arrières. Pourtant, les choses ont changé depuis leur dernière soirée passée ensembles. S'il a bien fais attention d'envoyer l'invitation par SMS, préférant encore les méthodes réelles à celles du jeu, c'est pourtant au sein du jeu qu'il a décidé de la voir. Dans ce bunker aux odeurs nauséabonds, des odeurs qu'il connaît plutôt bien. A l'exception que les siennes ne venaient pas d'animaux. « Je te manquais ? » Amadeus se contente de lui lancer un regard mi-contrarié, mi-amusé. Depuis leur erreur, elle n'avait fait aucune allusion à cette soirée. Lui non plus. Et ils vivaient très bien cette situation, sans chercher à y ramener une quelconque ambiguïté, ni même à ramener ce sujet sur le tapis, directement ou indirectement.

« Depuis que j'ai gagné ce match, j'ai l'impression de te voir de moins en moins... » Un death match amical, si le terme peut être compatible avec l'idée même d'un death match. Un entraînement grandeur nature pour la GAIA et l'ESHU, duquel est sorti vainqueur l'espion. Si les deux pensaient alors enavoir fini avec ça, le jeu avait eu le malin plaisir d'offrir un cadeau au vainqueur, au grand dam de la vaincue : elle devait lui obéir durant quarante-huit heures. A tous les ordres, excepté ceux la mettant elle ou son équipe en danger. Une victoire des plus savoureuses pour un Amadeus aux anges, pendant que Daredevil, elle, se refusait à céder face à une telle idiotie. Et le prix fut immédiat : elle ne devrait plus obéir à Amadeus pendant deux jours, mais bien pendant une semaine. Une seconde victoire pour Amadeus, conscient de toutes les possibilités offertes par un tel défi. Avoir quelqu'un sous ses ordres, incapable de lui refuser la moindre demande du moment qu'elle reste raisonnable. Un véritable plaisir pour le chef des espions. Mais ce n'était pas la raison principale de son invitation – si on peut appeler cela une invitation – aujourd'hui. Malgré toutes les distractions possibles, l'homme se doit de rester concentré sur ses objectifs. L'élimination des CAHO, l'infiltration de leurs réseaux pour trouver leur point faible, et leur porter le coup de grâce. Mais seul, la tâche est difficile. Barbares ils le sont, mais eux aussi ont les moyens de déjouer les tentatives d'espionnage. Et lorsqu'ils attrapent l'un des siens... Amadeus préfère ne pas y penser. Qui sait ce dont sont capables ces dégénérés, ces psychopathes en puissance.

« Je t'ai fais venir pour parler des CAHO. On doit rapidement en finir avec eux, ou ça va empirer. » Et les choses vont empirer, Amadeus en est certain. Rien ne présage que les choses puissent s'améliorer. Les tensions, en jeu ou hors du jeu, vont rapidement rallumer les braises. Et à ce moment-là, les coups portés contre les CAHO devront être brutaux, sans pitié. « J'ai besoin de savoir les informations que vous avez sur eux. » Le défi lancé par le jeu ne concerne pas les informations sensibles que les GAIA possède. Mais l'homme espère simplement lui avoir suffisamment montré être digne de confiance pour qu'elle puisse s'ouvrir d'elle-même. Malgré cette erreur qu'il reproduirait volontiers, ce qu'il se garde bien de dire. Leur relation est déjà suffisamment étrange pour en rajouter une couche.

Toujours installé sur sa chaise, l'homme toise Quinn du regard. Ils étaient adversaires lorsqu'ils se sont connus, et les voilà devenus alliés. Par choix forcé, sans doute. Mais Amadeus ne peut que féliciter le choix de ses chefs, qui ont enfin compris que le seul et véritable ennemi se trouve dans le camp rouge, chez les terroristes et les barbares. Et cela lui permet d'approcher bien plus facilement Quinn qu'avant. « Tu sais qu'on doit en finir avec tout ça. » Cette guerre, l'existence des CAHO, leurs actions contre les autres équipes. Les deux partagent les mêmes objectifs, la même volonté, et Quinn est sans doute l'alliée en laquelle il a le plus confiance parmi des GAIA plombés par la trahison des leurs.

L’embarrassant défi qui n’aurait dû durer qu’une journée avait déjà monopolisé plusieurs jours de l’existence de Daredvil – la faute à son impulsivité et à son refus catégorique de se soumettre à ce qu’elle considérait être un énième abus du jeu. Elle aurait même pensé qu’Amadeus se montrerait conciliant à ce propos, au vu de leurs opinions respectives, mais il semblait un peu trop s’amuser à ses dépens : même si pour le moment, il était toujours resté correct, elle apercevait parfois cette fine étincelle amusée au fond de ses prunelles et elle se sentait bouillir intérieurement à l’idée qu’il puisse profiter des avantages que le Darwin’s Game lui avait temporairement donné. Le sentiment dominant en ces occasions n’était pas la colère, mais quelque chose se rapprochant davantage d’une certaine honte, entremêlée de rage sauvage. Quinn n’était pas le genre de femme qui appréciait se faire tirer les ficelles par quelqu’un d’autre et ce cas de figure ne l’enchantait guère. Pourtant, elle savait que lutter ne servirait à rien. Elle devait se faire violence, se forcer au calme et s’empêcher toute attitude provocante car elle savait qu’il n’hésiterait pas à lui rappeler l’emprise qu’il avait sur elle. Un jeu qu’elle aurait pu trouver fort divertissant si les rôles étaient inversés, toutefois. Cela lui aurait donné l’occasion de découvrir un peu du fameux « Ludwig » qu’elle avait entrevu lors de cette soirée.

« Je ne vais pas rester connectée non-stop simplement pour honorer ce stupide défi. Je maintiens d’ailleurs que c’est du grand n’importe quoi. »

Haussant les épaules, la jeune femme se renfrogna en écoutant d’une oreille toutefois attentive les réclamations de l’espion. Transmettre des informations conservées par les GAIA ne lui plaisait pas – elle n’en avait de toute façon pas l’autorité et encore moins une connaissance parfaite. Ce n’était pas son rôle. Daredevil s’humecta les lèvres, tirant distraitement sur sa manche de veste pour chercher ses mots. La distance toujours imposée par l’ESHU la rendait plus nerveuse encore que son regard. Il ne laissait aucune place pour autre chose que ses devoirs et en un sens, cela la rassurait. C’était ridicule, mais elle s’était montrée incapable d’être réellement proche de lui depuis la dernière fois. Elle n’avait pas peur, néanmoins l’appréhension demeurait. Peut-être qu’au fond, Quinn se savait incapable de fermer les yeux sur une nouvelle erreur. Elle n’avait pas l’habitude de s’embourber dans ce type de dilemme : elle ne pouvait pas fuir Amadeus, elle ne pouvait pas le confronter non plus au sujet de ce qu’il s’était passé – et par tous les Dieux, elle ne le voulait pas. Toutefois elle s’était avérée incapable d’oublier totalement. La pression de ses doigts sur son bras lorsqu’il l’avait retenue, la lueur dans ses yeux juste avant qu’il ne brise leur fragile équilibre. Et maintenant, les voilà revenus à la case départ. C’était mieux comme ça, et pourtant la fêlure demeurait. Invisible, intouchable. Mais bel et bien là. La jeune femme papillonna des paupières en sentant le regard de l’espion s’alourdir sur elle ; elle se racla doucement la gorge, secouant la tête.

« Désolée, je réfléchissais à ce que tu viens de dire. Est-ce qu’Harley Quinn et Némésis t’envoient ? Ou est-ce que tu as pris cette initiative en ta qualité de chef espion ? Tu sais que je dois consulter Isaÿr pour ce genre de choses. C’est la procédure. » Le mot sembla faire chuter l’atmosphère de plusieurs degrés. Les règles, Amadeus connaissait, il l’avait même longtemps bassinée avec ce sujet. Elle espérait qu’à les mentionner, elle parviendrait à chasser les pensées qui parasitaient son cerveau. « Je n’ai de toute façon pas tout en tête. Je ne suis pas celle qui s’est chargée des repérages dans leur coin ; heureusement d’ailleurs, les autres éclaireurs s’en sont plutôt mal sortis. On dira ce qu’on veut des CAHO, ils savent se battre et n’hésitent jamais à le faire. » Elle glissa de son perchoir, ses bottes frappant le sol avec un bruit sourd. « Si tu veux ces infos, je peux te les faire passer. Il va falloir que je retourne au QG, par contre. »

Tout en parlant, l’Anglaise pencha inconsciemment la tête sur le côté. Ses prunelles d’ambre sombre rivées au regard calculateur de l’ESHU, elle ressassait ses dernières paroles. Oui, ils devaient en finir… Pourtant, il lui arriver encore de douter sur ses propres chances de réussite. Et quand bien même ils y parvenaient, le jeu n’aurait-il pas une alternative pour perpétuer le massacre ? Si une équipe parvenait miraculeusement à s’élever au-dessus des autres, à toutes les absorber, les développeurs n’auraient-ils pas prévu une solution pour ce cas de figure ? Quel était le véritable but du Darwin’s Game après tout ? Et évidemment, les sempiternels questionnements : qui se dissimulait derrière ce projet ambitieux, jusqu’où étaient-ils prêts à aller, que recherchaient-ils. Par habitude, Quinn en était venue à penser qu’ils étaient plusieurs, un seul être ne pouvant décemment pas gérer autant de variantes – ou peut-être avec l’aide d’un super-ordinateur. Elle fourra les pouces dans les poches avant de son pantalon, se balançant d’avant en arrière en se mordant la lèvre.

« C’était tout ce qu’il te fallait ? »

En d’autres circonstances, elle n’aurait pas été pressée de partir. En d’autres circonstances, la jeune femme se serait montrée plus impétueuse et n’aurait pas hésité à assaillir l’espion de remarques cinglantes, provocantes. En d’autres circonstances, elle aurait su ce qu’il attendait d’elle – parce qu’il n’y aurait eu aucune ambiguïté possible. Ce qui n’était plus tellement le cas, même s’ils étaient tous les deux très doués pour fermer les yeux et mentir. Prétendre. Faire semblant. Et puis, en plus de ça, il y avait ce défi qui ressemblait à s’y méprendre à une épée de Damoclès suspendue au-dessus de Quinn. Le couperet finirait bien par tomber… ou non. Et s’il le faisait, de quelle façon ? Elle retint un soupir de lassitude. Encore quelques jours, quelques jours et cette mascarade prendra fin. Malgré elle, Quinn esquissa un sourire matois. Quelques jours et elle pourrait à nouveau pousser l’ESHU dans ses retranchements bien trop sérieux pour elle.